Le manuscrit de l'enfer
Préface
Parmi les oeuvres du grand écrivain
anglais John-Henry Newman, se trouve un opuscule de
50 à 60 pages seulement, qui a pour titre en français : Le
Songe de Gérontius Newman l’avait composé peu après avoir atteint
la soixantaine. Il songeait avec intensité à son éternité. Le
Songe de Gérontius était un très beau poème, dans lequel il
essayait de décrire ce qui se passe à la mort d’un bon chrétien. Il
se représentait l’âme, séparée de son corps, emportée par son Ange
Gardien vers le trône du Souverain Juge, et de là conduite au
purgatoire, le lieu des suprêmes expiations, avant l’entrée dans la
gloire.
C’est aussi un " songe "
que l’on trouvera dans le présent ouvrage. Un " songe ",
c’est-à-dire une fiction, mais qui n’est pas moins vraisemblable,
dans la plupart de ses détails, que le Songe de Gérontius. On
pourrait donc l’intituler Le " Songe d’une religieuse. "
Une de ses amies ou pour mieux dire
une jeune femme qu’elle connaissait vient d’être victime d’un
accident d’automobile. Rien de plus fréquent, hélas ! de nos jours
et sur toutes nos routes ! Avons-nous parfois considéré ce que peut,
ce que doit être le destin éternel de tant de jeunes hommes et de je
unes femmes, qu’un accident de voiture envoie brutalement et
soudainement, sans leur laisser le moindre instant de réflexion et
de préparation, devant leur Juge plein de bonté et de miséricorde,
sans nul doute, mais plein de justice aussi ?
Le " Songe d’une religieuse "
consiste à recevoir une lettre de l’au-delà, une lettre que lui
écrit cette jeune femme qu’elle a connue. Mais cette lettre vient de
l’enfer ! Horreur ! L’enfer, son feu, son désespoir, son
éternité ! Voilà un thème à réflexions qui n’est pas très courant de
nos jours, dans le monde à demi paganisé des chrétiens
d’aujourd’hui.
C’est bien à propos de l’enfer que
l’on peut dire avec notre bonne vieille Vulgate : Diminutae sunt veritates a fuis
hominum : les vérités ont été amoindries par les fils des hommes
(Psaume XI, 2). La Bible de Jérusalem, traduisant le même
passage sur l’original hébreu, dit d’une manière encore bien plus
forte : " Sauve, Yahvé ! Il n’est plus de saints, La vérité a
disparu parmi les hommes ! " (Psaume XII, selon l’hébreu.)
La réalité de l’enfer, sa raison
d’être, l’explication profonde de son éternité, voilà des vérités
bien "
amoindries " parmi nous, des vérités qui ont peut-être entièrement
disparu de bien des âmes formées cependant au sein de la religion
chrétienne. Un très grand nombre de nos frères protestants se
refusent à croire à l’éternité de l’enfer. Au XVIème
siècle, c’était le purgatoire que les " novateurs ",
luthériens et calvinistes, rejetaient avec dédain. De nos jours,
luthériens et calvinistes n’admettent plus qu’une sorte de
purgatoire, en rejetant l’enfer.
Le petit livre qu’on va lire est
consacré, sous une forme originale, à la doctrine de l’enfer. Deux
choses y retiendront l’attention : en premier lieu, la description
d’un genre d’existence qui n’est que trop répandu de nos fours. Que
de femmes et que d’hommes, qui ont reçu le baptême, ont suivi vaille
que vaille des cours de religion, sous le nom de catéchisme, ont
fait leur première communion, avec la préoccupation d’un beau
costume neuf et d’un banquet familial plus copieux qu’à l’ordinaire,
beaucoup plus que de la grandeur du mystère qui devait s’accomplir
dans leur âme, par la rencontre d’un Dieu tout-aimant, et qui, en
entrant dans la vie, ont été pris par cette ambiance de doute, de
raillerie, d’incrédulité, de mondanité, qui leur a fait perdre le
peu de foi qui était en eux !
Qu’ont-ils fait de leur vie ?
Comment l’ont-ils comprise, abordée et vécue ? La lettre de cette
jeune lemme, une lettre écrite de l’enfer, décrit une situation
spirituelle aussi commune qu’effrayante.
Voilà le premier point à noter. Et
voici le second : au bas des pages, on trouvera ici des références,
brèves mais catégoriques. Ces références sont toutes tirées des
écrits du plus grand de nos théologiens catholiques, Thomas d’Aquin
(1226-1274). Cela veut
dire que le soubassement théologique de la lettre fictive qu’on va
lire est tout ce qu’il g a de plus sérieux et de plus solide.
Le Songe de Gérontius de Newman nous
conduit au purgatoire. Il ne nous cause aucune épouvante, parce que
nous pensons bien que ce sera notre cas à nous, comme celui de
l’immense majorité des chrétiens. Mais le " Songe d’une religieuse "
devrait éveiller dans le coeur de tous les lecteurs un désir et une
résolution aussi farouches que salutaires :
le désir d’être toujours prêt à
paraître devant le Juge infaillible et bon, la résolution de ne pas
mourir sans avoir effacé par le repentir, c’est-à-dire une
rétractation sincère, toutes nos fautes, afin d’éviter cette
catastrophe éternelle qui se nomme l’enfer !
Non, il ne doit pas être possible de
lire ces pages avec indifférence ou à titre de simple curiosité.
C’est de notre éternité qu’il s’agit ici. L’enjeu est le plus
formidable qui puisse être ! Bonheur éternel, dans la vision de Dieu
" lace à face ", ou privation éternelle de Dieu, dans la haine et le désespoir
d’avoir manqué sa vie ! N’amoindrissons pas les vérités ! Ne fermons
pas les yeux à la vérité. Un Dieu est mort pour nous sauver ! A son
amour, répondons par la foi et l’amour !
Mgr. L. CRISTIANI.
Nihil obstat :
P. Picard, p. s. s., c. d.
Bayeux, 23 Juin 1964.
Imprimatur
P. Leroy, v.
g.
Bayeux, 26
Juin 1964.
Le manuscrit de l'enfer
Lettre de l'au-delà
Le manuscrit suivant, que nous
publions en version française, a été trouvé parmi les papiers d’une
jeune fille morte au couvent, après seulement quelques années de vie
religieuse.
J’avais une amie, ou plutôt, nous
étions en contact pour raison de travail à … Nous étions ensemble,
l’une à côté de l’autre, dans une maison, de commerce.
Puis, Annette se maria et je ne la
vis plus.
Dans le fond, il régnait entre nous
deux, depuis le début, plutôt de la courtoisie que de l’amitié. Je
n’en ressentis, à cause de cela, que bien peu la privation, quand
elle alla après son mariage, habiter un quartier de la ville de …
très éloigné de ma demeure.
Pendant l’automne de 1937, je passai
mes vacances au bord du lac de Garde ; ma mère m’écrivit vers la fin
de la seconde semaine de septembre ; " Pense donc ! Annette est
morte dans un accident d’automobile. Elle a été enterrée hier au "
Waldfriedhof " (cimetière du bois).
Une telle nouvelle m’épouvanta. Je
savais qu’elle n’avait jamais été très religieuse. Était-elle prête
quand Dieu l’appela ainsi à l’improviste ?
Le matin suivant, j’entendis la
Sainte Messe pour elle dans la chapelle des soeurs où j’avais pris
pension, je priai avec ferveur pour la paix de son âme et offrai
aussi ma communion à cette intention.
Mais pendant la journée, j’éprouvai
un certain malaise qui augmenta, vers le soir, encore plus.
Je m’endormis inquiète. Finalement,
je fus réveillée comme par un coup violent. J’allumai la lumière. La
pendule marquait minuit dix. Je ne vis personne. Aucun bruit ne
s’entendait dans la maison. Seules les eaux du lac de Garde se
brisaient d’une façon monotone sur la rive du jardin de la pension.
On n’entendait pas même une brise de vent.
Pourtant, au moment de mon réveil
subit, en plus du coup, j’avais cru percevoir un bruit comme celui
du vent, semblable à celui qui se produisait quand mon chef de
bureau, agacé, me passait une lettre de mauvaise manière.
Je me tournai de l’autre côté,
récitai quelques Pater pour les âmes du Purgatoire et me rendormis.
J’eus un songe
(1).
Je rêvais que je m’étais levée le
matin vers 6 heures pour aller à la chapelle de la maison, quand, en
ouvrant la porte de ma chambre j’aperçus une liasse de papier à
lettre.
La ramasser, reconnaître l’écriture
d’Annette et jeter un cri ne fut qu’une même chose. Les feuilles en
main, j’étais tremblante. Je compris qu’avec un tel état d’esprit,
je ne pourrais pas même dire un Pater, d’autant que je fus également
assaillie comme par une sensation asphyxiante.
Je ne trouvai pas de meilleure
solution que de sortir dehors à l’air. J’ordonnai un peu mes
cheveux, je cachai la lettre dans mon sac et laissai la maison.
Une fois dehors, je grimpai par le
sentier qui, de là, à partir de la route (la fameuse " Gardesana
") s’élève vers la montagne parmi les oliviers, les jardins des
villas et les buissons de lauriers.
Le matin se levait lumineux. Les
autres fois, tous les cent pas, je m’extasiais sur la vue magnifique
qui, de là,
s’ouvrait sur le lac et l’île de
Garde, belle comme une fable. La merveilleuse couleur bleue de l’eau
transparente me délassait toujours. Et je regardais étonnée la
blanche montagne Baldo, qui, de l’autre côté, s’élevait lentement de
64 mètres au-dessus du niveau de la mer jusqu’à plus de 2200 mètres.
Maintenant, au contraire, je n’avais
aucun regard pour tout cela. Après un quart d’heure de route, je me
laissai tomber mécaniquement sur un banc qui s’appuie sur deux
cyprès où encore deux jours auparavant, j’avais lu avec tant de
plaisir la " Junger Therese " di Federer
(2).
Alors, pour la première fois, je ressentis que les cyprès étaient
les arbres des morts ; ce qu’auparavant, dans les pays du sud où ils
se voient souvent, je n’avais jamais soupçonné.
Je pris la lettre. La signature
manquait, mais c’était très certainement l’écriture d’Annette. Il ne
manquait pas même l’ample boucle ornementale des S et des T dont
elle avait pris l’habitude au bureau pour contrarier
M. Gr. Le style n’était pas le sien,
ou tout du moins, elle ne parlait pas comme à son habitude, parce
qu’elle savait converser d’une façon extraordinairement aimable et
rire de ses yeux célestes. C’était seulement quand nous discutions
de questions religieuses qu’elle pouvait devenir venimeuse et
prendre le ton dur de cette lettre. (Voici qu’en la jugeant ainsi,
je subis moi-même l’amertume de son style impitoyable.)
Cet écrit du monde de l’Au-delà, je
le rapporte ici, littéralement comme je l’ai lu alors. Il se
présentait ainsi :
" Claire, ne prie plus pour moi !
Je suis damnée. Si je te le communique et t’en réfère plutôt
longuement, ne crois pas que cela soit à titre d’amitié. Nous, ici,
nous n’aimons plus personne. Je le fais comme contrainte à bien
faire car je suis du côté de cette puissance qui toujours veut le
Mal et fait le Bien. " (Parole de Méphistophèles dans "
Faust. "
de Goethe.)
En vérité, je te voudrais voir aussi
aboutir à cet état où moi, désormais, j’ai jeté l’ancre pour
toujours (3).
Ne t’étonne pas de cette intention,
ici, nous pensons tous ainsi ; notre volonté est fixée dans le mal -
tout du moins, en ce que vous, vous appelez mal. Aussi, quand nous
faisons quelque chose de " bien ", comme moi maintenant, en
t’ouvrant tout grands les yeux sur l’enfer, cela ne procède pas
d’une bonne intention (4).
Te souviens-tu, qu’il y a quatre
ans, nous nous sommes connues à … ? Tu avais alors 23 ans et tu te
trouvais déjà là depuis six mois quand j’arrivais.
Tu me tirais de quelque embarras ;
en tant que débutante, tu .me donnais de bonnes adresses. Mais que
veut dire " bon "Je louais alors " ton amour du prochain.
" Ridicule !
Ton secours dérivait d’une pure
courtoisie comme du reste, déjà, je le soupçonnais. Ici, nous ne
reconnaissons rien de bon, en personne.
Tu connais le temps de ma jeunesse.
Je comblerai quelques lacunes. Selon le plan de mes parents, à dire
vrai, je n’aurais jamais d exister. Ce fut pour eux, proprement une
" disgrâce. " Quand j’arrivai au monde, mes deux soeurs
avaient 14 et 15 ans.
Puissé-je n’être jamais née !
Puissé-je maintenant être anéantie et fuir ces tourments ! Aucune
volonté n’égalerait celle avec laquelle je laisserais mon existence
comme un vêtement de cendre, se répandant dans le néant
(5).
Mais je dois exister. Je dois
exister ainsi, comme je me suis faite, avec une existence manquée.
Quand papa et maman, encore jeunes quittèrent la
campagne pour la ville, tous deux avaient perdu le contact avec
l’Église, et ils sympathisèrent avec des gens éloignés de la foi ;
ce fut mieux ainsi.
Ils s’étaient connus dans un lieu dansant et six
mois après, ils
" durent
"
se marier. De la cérémonie nuptiale, il ne leur resta que juste
assez d’eau bénite pour que maman allât à la messe du dimanche,
environ deux fois par an. Elle ne m’a jamais enseigné à prier
vraiment, tout se terminait avec les soucis de la vie quotidienne,
bien que notre condition fut aisée.
Des mots comme : prier, messe, eau bénite,
église, je les écris avec une répugnance intérieure sans pareille.
J’abhorre tout cela, comme j’abhorre ceux qui fréquentent l’Église,
et en général tous les hommes et toutes les choses. De tout, en
effet, nous vient le tourment. Chaque connaissance, chaque souvenir
de choses vues et sues est pour nous la cause d’une flamme cruelle
(6). Dans chacun
d’eux en particulier, nous voyons le côté qui était Grâce, Grâce que
nous avons méprisée. Quel tourment est cela !
Nous ne mangeons pas, nous ne dormons pas, nous
ne marchons pas avec des pieds. Spirituellement enchaînés, nous
regardons hébétés, avec hurlement et grincement de dents, notre vie
manquée, haïssants et tourmentés !
M’entends-tu ? Nous buvons la haine comme l’eau,
la haine, même entre nous (7).
Surtout, nous haïssons Dieu. Je veux te
l’expliquer. Les bienheureux, au ciel, ne peuvent pas ne pas
l’aimer, parce qu’ils le voient sans voile, dans sa beauté
éblouissante. Gela les rend tellement heureux, qu’il est impossible
de le décrire. Nous le savons et cette connaissance nous rend
furieux (8).
Les hommes sur la terre, qui
connaissent Dieu par la création et par la révélation, peuvent
l’aimer, mais ils n’y sont pas contraints.
Le croyant, je le dis en grinçant
des dents, qui, en méditant, contemple le Christ en croix avec les
bras étendus, finira par l’aimer.
Mais celui, vers lequel Dieu
s’avance seul comme un ouragan, comme punisseur, comme juste
vengeur, parce qu’un jour il a été répudié par Lui, ainsi qu’il est
advenu de nous, celui-là ne peut que le haïr, avec toute
l’impétuosité de sa volonté mauvaise, éternellement
(9). Le haïr avec la
vigueur d’une libre résolution d’être séparé de Lui, résolution avec
laquelle en mourant, nous avons exhalé notre âme, et que, pas même
maintenant nous ne retirerions et que jamais nous n’aurons la
volonté de retirer.
Comprends-tu maintenant, pourquoi
l’enfer dure éternellement ? C’est parce que notre obstination ne
cessera jamais
Contrainte, j’ajoute que Dieu est
miséricordieux même pour nous. Je dis " contrainte " parce
que, tout en écrivant cette lettre de propos délibéré, il ne m’est,
cependant, pas permis de mentir, comme je le voudrais volontiers. Je
mets beaucoup de choses sur le papier contre ma volonté. Ainsi,
l’emportement d’injures que je voudrais vomir, je dois l’étrangler.
Dieu est miséricordieux envers nous
en ne nous laissant pas continuer à répandre sur la terre notre
volonté mauvaise comme nous aurions été prêts à le faire. Cela
aurait augmenté nos fautes et par suite nos souffrances. Il nous
fait mourir prématurément comme il l’a fait pour moi ou bien il fait
intervenir d’autres circonstances atténuantes.
Il se montre encore miséricordieux
envers nous en ne nous contraignant pas à nous approcher de Lui plus
que nous le sommes en ce lieu retiré de l’enfer, cela diminue le
tourment (10).
Chaque pas qui m’approcherait
davantage de Dieu m’occasionnerait une peine plus grande que celle
qui t’arriverait pour un pas plus près d’un brasier ardent.
Tu avals été épouvantée, quand une
fois, pendant une promenade, je te racontais que mon père, peu de j
ours avant ma première communion, m’avait dit : " Cherche à
obtenir un beau vêtement, ma petite Annette, le reste n’est que
comédie. "
A cause de ton épouvante, j’en ai eu
presque honte. Maintenant, je m’en moque.
L’unique raison de cela était que
l’on admettait à la Communion qu’à dix ans seulement. A ce moment,
j’étais, en ce qui me concerne, passablement prise par la manie des
amusements du monde, de sorte que, sans scrupule, je me moquais des
choses religieuses et je ne donnais pas grande importance à la
première Communion.
Que beaucoup d’enfants aillent
maintenant recevoir l’Hostie dès l’âge de sept ans, nous met en
fureur. Et nous faisons tout pour donner à entendre aux gens que les
enfants de cet âge n’ont pas la raison suffisante. Ceux-ci doivent
d’abord commettre quelque péché mortel. Alors la blanche particule
ne fait plus en eux grand dommage comme lorsque leur coeur vit
encore de la foi, de l’espérance et de la charité - pouah ! quelle
pensée reçues ah baptême. Te souviens-tu que déjà sur terre je
soutenais cette opinion ?
Je viens de parler de mon père.
Souvent, il était en dispute avec ma mère. Je t’y faisais allusion,
mais très rarement, parce que j’en avais honte. Chose ridicule
d’avoir honte du mal ! Pour nous, ici tout est pareil.
Mes parents ne dormaient même plus
dans la même chambre ; j’étais avec ma mère et mon père restait dans
la chambre voisine où il pouvait rentrer librement à n’importe
quelle heure. Il buvait beaucoup et de telle façon qu’il dissipait
tout notre avoir. Mes soeurs travaillaient toutes les deux, mais
tout l’argent qu’elles gagnaient leur était nécessaire,
disaient-elles. Aussi ma mère commença-t-elle à travailler de son
côté pour gagner quelque chose.
Dans sa dernière année de vie mon
père battait souvent ma mère quand celle-ci ne voulait rien lui
donner. A mon égard, au contraire, il était toujours affable. Un
jour, je te l’ai raconté, et tu t’es choquée de mon caprice. (Au
reste, de quoi ne t’es-tu pas choquée à mon sujet ?) un jour, donc,
il dut rapporter au moins deux fois les souliers qu’il m’avait
achetés parce que la forme et les talons n’étaient pas assez
modernes (11).
La nuit pendant laquelle mon père
fut frappé d’une apoplexie mortelle, il m’advint quelque chose que,
par crainte d’une mauvaise interprétation de, ta part, je n’ai
jamais osé te confier. Mais maintenant tu dois le savoir. C’est
important parce qu’alors, pour la première fois, je fus assaillie de
mon esprit tourmenteur actuel.
Je dormais dans la chambre avec ma
mère. Ses respirations régulières indiquaient son profond sommeil,
quand voici que je m’entendis appeler par mon nom. Une voix inconnue
me disait : " Qu’arrivera-t-il si ton père meurt ? "
Je n’aimais plus mon père depuis
qu’il traitait si vilainement ma mère, comme du reste, je n’aimais,
dès lors, absolument plus personne ; j’étais seulement affectionnée
certaines qui étaient bonnes pour moi. L’amour, sans espoir de
retour terrestre, existe seulement dans les âmes en état de grâce.
Et moi je ne l’étais pas.
Je répondis à la mystérieuse demande
sans savoir d’où elle venait : " Mais il ne meurt pas ! "
Après une brève pause, la même
demande se fit clairement percevoir. La même réponse : " Mais il
ne meurt pas ! "
m’échappa encore brusquement de la bouche.
Pour la troisième fois, il me fut
demandé : " Qu’arrivera-tu si ton père meurt ? " Il me vint à
l’esprit comment mon père venait souvent à la maison en état
d’ivresse, tempêtait et maltraitait ma mère et comment il nous avait
mises dans une condition humiliante vis-à-vis de notre entourage.
Indisposée, je criais : " je m’en moque ! ".
Alors tout se tut.
Dans la matinée, quand ma mère
voulut mettre en ordre la chambre de mon père, elle trouva la porte
fermée à clef. Vers midi, on la força. Le cadavre de mon père, à
demi vêtu, gisait sur le lit.
En allant prendre la bière à la
cave, il avait dû lui arriver quelque accident. Depuis longtemps il
était en mauvais état de santé. (Dieu avait-il donc lié la
conversion de cet homme, bon d’une certaine façon pour sa fille, à
la volonté de celle-ci ?)
- Parenthèse du manuscrit.
Marthe et toi, vous m’aviez
persuadée d’entrer dans l’association des jeunes. Je n’ai jamais
caché que je trouvais bien accordé à la mode paroissiale les
instructions des deux directrices. Les jeux étaient amusants. Comme
tu sais, j’y eus tout de suite un rôle de direction. Cela suivait
mon inclination naturelle. Les promenades aussi me plaisaient. Je me
laissais faire jusqu’à aller quelquefois à la confession et à la
Communion.
A dire vrai, je n’avais, rien à
confesser. Pensées et discours, pour moi, n’avaient pas d’importance
et pour les actions plus grossières, je n’étais pas encore assez
corrompue.
Une fois, tu m’avertissais : "
Anne, si tu ne pries plus assez tu vas à la perdition. " Je
priais vraiment peu et seulement d’une façon nonchalante. Maintenant
je sais que tu avais vraiment raison. Tous ceux qui brûlent en’
enfer n’ont pas prié, ou prié insuffisamment.
La prière est le premier pas vers
Dieu. Et il demeure le pas décisif. Spécialement la prière à Celle
qui fut la Mère du Christ et dont nous ne prononçons jamais le nom.
Sa dévotion arrache au démon
d’innombrables âmes que le péché devrait infailliblement jeter entre
ses mains.
Je poursuis en me consumant de
colère et seulement parce que je le dois. Prier est la chose la plus
facile que l’homme puisse faire sur la terre. Et c’est justement à
cette chose très facile que Dieu a lié le salut de chacun.
A qui prie avec persévérance, peu à
peu, Il donne tant de lumières et le fortifie de manière telle, qu’à
la fin, même le pécheur le plus endurci peut définitivement se
relever, fût-il enfoncé dans la boue jusqu’au cou.
Dans les dernières années de ma vie,
je n’ai plus prié comme je le devais et ainsi, je me suis privée de
la grâce, sans laquelle personne ne peut se sauver.
Ici, nous ne recevons plus aucune
grâce, au reste, même si nous en recevions, nous les refuserions
cyniquement.
Toutes les fluctuations de
l’existence terrestre ont cessé en cette vie. Pour vous, sur la
terre, vous pouvez monter d’un état de péché à l’état de grâce ; de
la grâce tomber dans le péché, souvent par faiblesse, quelquefois
par malice.
Avec la mort, ces changements sont
finis, parce• qu’ils ont pour cause l’instabilité de l’homme
terrestre. Désormais, nous avons rejoint l’état final.
Déjà, avec la croissance des ans,
les changements deviennent plus rares. Il est vrai que jusqu’à la
mort on peut toujours se retourner vers Dieu ou s’en détacher.
Cependant, entraîné par l’habitude, l’homme avant de mourir, avec
ses derniers faibles restes de volonté, se comporte comme il en
avait l’habitude pendant sa vie. L’habitude devenue une seconde
nature, il se laisse entraîner par elle.
C’est ainsi qu’il advint pour moi.
Depuis des années, je vivais loin de Dieu. A cause de cela, au
moment du dernier appel de la grâce, je me tournai contre Dieu.
Ce n’est pas le fait que je péchai
souvent qui fut pour moi fatal, mais plutôt que je ne voulais plus
me relever.
Plusieurs fois, tu m’as averti
d’écouter les prédications, de lire des livres de piété. " Je
n’ai pas le temps ",
était ma réponse ordinaire, rien d’autre n’augmentait davantage
mon incertitude intérieure.
Du reste, je dois constater que
lorsque je quittai l’association des jeunes, l’orientation était
déjà tellement avancée qu’il m’aurait été extrêmement pénible de me
mettre sur une autre voie. Je me sentais dans l’insécurité et non
heureuse, mais devant la conversion surgissait une muraille. Tu ne
soupçonnais pas cela, tu considérais le retour à Dieu comme une
chose très simple ; un jour, en effet, tu me disais : " Mais fais
donc une bonne confession, Annette, et tout ira bien après. "
Je sentais qu’il en serait ainsi,
mais le monde, le démon, la chair me tenaient déjà fortement dans
leurs griffes. Je n’aurais jamais cru à l’influence du démon. Et
maintenant, j‘atteste qu’il influe considérablement sur les
personnes qui se trouvent dans les conditions où je me trouvais
alors.
Seulement beaucoup de prières,
faites par les autres et moi-même, jointes à des sacrifices et
souffrances, auraient pu m’en arracher. Et même cela, peu à peu
seulement. SI l’on volt peu de possédés extérieurement, il y en a de
très nombreux qui le sont intérieurement. Le démon ne peut ravir la
libre volonté à ceux qui se donnent à son influence, mais en
punition de leur apostasie, pour ainsi dire, méthodique de Dieu ;
Dieu permet que le " Malin " se mette en eux.
Je hais même le démon et pourtant il
me plaît, parce qu’il cherche à vous ruiner, vous autres, lui et ses
satellites, les esprits tombés avec lui au commencement du temps.
Ils sont innombrables, et rôdent sur la terre, ils dansent comme un
essaim de mouches et vous ne vous en apercevez même pas
(12).
Ce n’est pas à nous, réprouvés, de
vous tenter ; cela est réservé aux esprits tombés
(13). A la vérité, cela accroît
encore davantage leur tourment chaque fois qu’ils entraînent ici une
âme. Mais que ne fait pas la haine
(14)
!
Je marchais dans dés sentiers
éloignés de Dieu et pourtant Dieu me poursuivait. J’aplanissais la
voie à la grâce en raison d’actes de charité naturelle que
j’accomplissais assez souvent par simple inclination. Quelquefois,
Dieu m’attirait vers une église ; alors je sentais comme une
nostalgie. Quand je soignais ma mère malade, malgré mon travail de
bureau durant la journée, d’une certaine façon je me sacrifiais
vraiment, alors les attraits de Dieu agissaient puissamment.
Une fois, dans l’église de l’hôpital
dans laquelle tu m’avais conduite pendant l’arrêt de travail de
midi, il m’arriva une chose qu’alors il n’aurait fallu qu’un pas
pour que j’en vienne à me convertir : j’ai pleuré.
Mais la joie du monde passait de
nouveau comme un torrent par-dessus la grâce, le bon grain
suffoquait vraiment
parmi les épines. Sous le prétexte
que la religion était affaire de sentiment, comme on disait souvent
au bureau, je rejetais encore cette notion de grâce comme toutes les
autres.
Une fois, tu m’as attrapée parce
que, à la place d’une génuflexion jusqu’à terre, je fis à peine une
informe courbette en pliant le genou. Tu pensais que c’était un acte
de paresse et ne semblais pas même suspecter qu’alors je ne croyais
déjà plus à la présence du Christ dans le Saint-Sacrement.
Maintenant, j’y crois, mais seulement d’une façon naturelle, comme
on croit à un orage dont on entend les effets.
En attendant, je m’étais accommodée
d’une religion à ma façon. Je soutenais l’opinion, qui parmi nous au
bureau était commune, que l’âme après la mort allait dans un autre
être, de façon qu’elle continuait ainsi à pérégriner sans fin. Avec
cela, l’angoissante question de l’Au-delà, était résolue et rendue
inoffensive.
Pourquoi ne me rappelais-tu pas la
parabole du riche opulent et du pauvre Lazare, dans laquelle le
Christ envoie Immédiatement après la mort, l’un en enfer, l’autre au
paradis ?... Il est vrai que tu n’aurais rien obtenu, rien de plus
qu’avec tes autres discours de bigote.
Peu à peu, je me créais à moi-même
un dieu suffisamment étoffé pour être appelé Dieu ; assez éloigné de
moi pour ne devoir maintenir aucune relation avec lui, assez vague
pour le laisser, selon le besoin, ressembler à un dieu panthéiste ou
bien pour se laisser poétiser comme un dieu solitaire. Ce dieu
n’avait aucun paradis pour me récompenser ni aucun enfer à
m’infliger. Je le laissais en paix. En cela consistait mon adoration
pour lui.
On croit volontiers à ce qui plait,
aussi au cours des ans je me tins suffisamment convaincue de ma
religion pour n’en avoir pas de souci.
Une chose seulement aurait pu briser
mon obstination : une longue et profonde douleur. Et cette douleur
n’est pas venue ! Comprends-tu maintenant ce que veut dire :
" Dieu châtie
ceux qu’il aime ? "
Un dimanche de juillet,
l’association des jeunes organisa une excursion à *** Elle m’aurait
bien plu, mais ses fades discours, ce comportement de bigotes, m’en
ont détournée. D’ailleurs, une autre image bien différente de celle
de la Madone demeurait depuis quelque temps sur l’autel de mon coeur
: l’attrayant Max du magasin voisin ; déjà nous avions plaisanté
ensemble plusieurs fois.
Or, précisément pour ce dimanche, il
m’avait invitée à une promenade. Celle avec laquelle il allait
d’habitude était malade à l’hôpital. Il avait bien compris que
j’avais mis les yeux sur lui.
Je ne pensais pas encore à l’épouser
toutefois. Il était certainement riche mais il se comportait trop
gentiment avec toutes les filles. Et moi, jusqu’a ce moment, je
voulais un homme qui m’appartint uniquement. Non seulement être sa
femme, mais sa femme unique. J’ai toujours eu, en effet, un certain
goût naturel pour la bienséance. (Il est vrai, Annette, malgré toute
son indifférence religieuse avait quelque chose de noble dans son
comportement. Je m’épouvante à la pensée que même des personnes bien
éduquées peuvent aller en enfer, quand, par ailleurs, elles le sont,
en fait, si mal qu’elles fuient Dieu.)
Au cours de la promenade susdite,
Max se prodigua en gentillesses. Et l’on ne s’en tint nullement à
des conversations de prêtres comme vous.
Le jour suivant, au bureau, tu me
faisais des reproches parce que je n’étais pas venue avec vous. Je
te racontai mon divertissement de ce dimanche. Ta première demande
fut : " As-tu été à la messe ? " Sottise ! Comment
pouvais-je, étant donné que le départ avait été fixé pour six heures
? Tu sais encore, comment, excitée, j’ajoutai :
" Le Bon Dieu ne fait pas attention ainsi à ces bagatelles comme vos
prêtres. " Maintenant, je dois confesser : " Dieu, malgré sa
bonté infinie, pèse les choses avec une plus grande précision qu’eux
tous. "
Après cette première promenade avec
Max, je vins encore une seule fois à l’association, à Noël, pour la
célébration de la fête ; c’était quelque chose qui me plaisait
suffisamment pour revenir encore, mais intérieurement j’étais déjà
étrangère à vous autres.
Cinéma, bals, promenades se
succédaient constamment. Avec Max, nous nous disputions quelquefois,
mais je sus toujours l’enchaîner à moi de nouveau.
J’eus beaucoup de mal avec l’autre
amie qui, au retour de l’hôpital se comportait auprès de lui comme
une obsédée. Ce fut un avantage pour moi car mon noble calme, par
opposition, fit une profonde impression sur Max qui finit par
décider que je serais la préférée.
J’avais su la lui rendre odieuse en
parlant froidement ; positive à l’extérieur et vomissant le venin à
l’intérieur. De tels sentiments, une telle conduite préparent
excellemment à l’enfer. Ils sont diaboliques, dans le sens le plus
étroit du mot.
Pourquoi je te raconte cela ? C’est
pour te dire comment je me détachai définitivement de Dieu.
Entre moi et Max, nous n’étions pas
arrivés souvent à la très grande familiarité. Je comprenais que je
me serais abaissée à ses yeux si je m’étais laissée aller
complètement avant le temps, c’est pourquoi je sus me maintenir.
J’étais prête à tout, je devais le conquérir. A cette fin, rien ne
m’était trop cher. En outre, peu à peu, nous nous aimions, possédant
l’un et l’autre de précieuses qualités, qui nous faisaient nous
apprécier réciproquement. J’étais habile et capable, d’une agréable
compagnie, aussi je le tins solidement attaché et réussis, au moins
dans les derniers mois avant notre mariage à être l’unique à le
posséder.
En cela consistait mon apostasie de
Dieu d’avoir fait d’une créature mon idole. Jamais une chose
pareille ne peut arriver entièrement que dans l’amour d’une personne
pour l’autre sexe lorsque cet amour reste enfermé dans les
satisfactions purement terrestres ; c’est aussi ce total abandon qui
forme son attrait, son stimulant et son venin.
Pour moi, en la personne de Mai,
cette adoration de moi-même me devint une religion vécue.
Pendant ce même temps, au bureau, je
me lançai avec âcreté contre tout ce qui était d’église, les
prêtres, les indulgences, le marmonnement du chapelet et semblables
sottises.
Tu cherchais, avec plus ou moins
d’esprit, à prendre la défense de ces choses, sans soupçonner,
semblait-il, que dans l’intime, je n’argumentais pas à la vérité
contre elles mais je cherchais plutôt un soutien contre ma
conscience - j’avais alors besoin d’un tel soutien pour justifier
mon apostasie par la raison.
Tout au fond, je me révoltais contre
Dieu. Tu ne le comprenais pas, je me tenais encore pour catholique
et désirais être appelée ainsi ; j’allais même jusqu’à payer les
taxes ecclésiastiques. Une certaine contre-assurance ne pouvait me
nuire, pensais-je.
Il arrivait parfois que tes réponses
me frappaient mais elles n’avalent pas prise sur moi parce que tu ne
« devais pas avoir raison.
En raison de ces fausses relations,
nous avons eu, l’une et l’autre, peu de regret lorsque nous nous
sommes séparées à l’occasion de mon mariage.
Avant cette cérémonie, je me
confessai et communiai encore une fois, comme c’était prescrit. Moi
et mon mari, nous pensions la même chose sur ce point. Pourquoi ne
pas accomplir ces formalités ? Nous nous y soumîmes comme à toutes
les autres. Vous appelez indigne une telle communion. Et bien, après
l’avoir faite, j’eus plus de calme dans la conscience. Ce fut du
reste la dernière.
Notre vie conjugale se passait, la
plupart du temps en grande harmonie. Sur toutes ces questions, nous
étions du même avis. En particulier, sur ce point que nous ne
voulions pas endosser la charge d’élever des enfants. A la vérité,
mon mari en aurait volontiers eu un, mais pas plus, bien sûr. A la
fin, je sus le dissuader encore de ce désir. Vêtements, meubles de
luxe, promenades, voyages en auto et semblables distractions
m’importaient bien davantage.
Ce fut une année de plaisir sur la
terre que ce temps entre mon mariage et ma mort soudaine.
Chaque dimanche nous allions en
voiture ou bien nous rendions des visites aux parents de mon mari.
(J’avais honte désormais de ma mère.) Ceux-ci glissaient à la
surface de l’existence, ni plus ni moins que nous. Intérieurement,
je ne me sentais jamais heureuse, cependant, extérieurement, je
riais. C’était toujours, au-dedans de moi quelque chose qui me
rongeait. J’aurais voulu qu’après la mort, laquelle, naturellement,
devait être encore bien lointaine, tout fût fini.
Étant enfant, j’entendis un jour, au
cours d’un sermon, que Dieu récompense toute bonne oeuvre que chacun
accomplit et quand il ne pourra la récompenser dans l’autre vie, il
le fait sur la terre, cela est très exact.
Inopinément, j’eus un héritage de la
tante
" Lotte " et mon mari réussit à obtenir des émoluments très
honorables. Je pus alors arranger ma nouvelle habitation d’une façon
attrayante. La religion ne m’envoyait plus que de loin sa lumière,
pâle, faible et incertaine.
Les cafés des villes, les hôtels
dans lesquels nous allions durant les voyages, ne nous portaient
certainement pas à Dieu. Tous ceux qui fréquentaient ces lieux,
vivaient comme nous, de l’extérieur à l’intérieur, mais non de
l’intérieur à l’extérieur. (L’extérieur envahissait l’intérieur au
lieu que ce soit l’inverse.)
Si, dans nos voyages, au moment des
vacances, nous visitions quelques cathédrales, nous n’avions
d’intérêt que pour son contenu artistique. L’atmosphère religieuse
que nous respirions, spécialement dans ces monuments du Moyen Age,
je savais les neutraliser avec quelques critiques de circonstance ;
un frère faisant l’office de guide, qui avait un maintien gauche ou
n’était vêtu que peu proprement ; le scandale que des moines, qui se
faisaient passer pour pieux, vendissent des liqueurs ; l’éternelle
sonnerie des cérémonies sacrées pendant que l’on ne s’occupe que de
faire de l’argent... De la sorte, je chassai de moi à chaque fois,
la Grâce, dès qu’elle passait. Je laissai libre cours à ma mauvaise
humeur, en particulier, à propos de certains tableaux médiévaux de
l’enfer, dans les cimetières ou ailleurs, dans lesquels le démon
grille les âmes sur les charbons incandescents tandis que ses
compagnons aux longues queues entraînent d’autres victimes avec de
longues cordes. Claire ! On peut se tromper pour peindre l’enfer,
mais on n’exagère jamais !
Le feu de l’enfer, je l’ai toujours
eu en vue d’une façon spéciale. Tu sais comment, durant une
altercation à ce propos, je te tins une allumette sous le nez et te
dis avec sarcasme :
" A-t-elle l’odeur de l’enfer ? " Tu as éteint en bâte la
flamme. Ici, personne ne l’éteint !
Le feu, je te le dis moi-même, ne
signifie pas le tourment de la conscience. Le feu est le feu. Cette
parole de l’Évangile est à entendre littéralement :
" Éloignez-vous de moi, maudits, allez au feu éternel ! " "
Littéralement ! "
Comment un esprit peut-il être
touché par le feu matériel ? Demanderas-tu - Comment peut souffrir
ton âme sur la terre quand tu mets le doigt sur une flamme ? De
fait, l’âme ne brûle pas ; et pourtant, quel tourment en éprouve
tout l’individu !
De façon analogue, nous ici, nous
sommes spirituellement liés au feu, selon notre nature et selon nos
facultés.
L’âme est privée de sa liberté
naturelle ; nous ne pensons pas ce que nous voulons
(15) ni comme nous le voulons.
Ne regarde pas hébétée ces lignes ;
cet état, qui à vous autres ne dit rien, me brûle sans me consumer.
Notre plus grand tourment, consiste
dans la certitude que nous avons que nous ne verrons Dieu, jamais.
Comment cela peut-il nous tourmenter
autant, alors que sur la terre on y demeure aussi insensible ? Tant
que le couteau reste étendu sur la table, on reste indifférent. On
voit s’il est affilé, on ne l’éprouve pas. Que le couteau te
transperce et tu te mettras à crier de douleur. Maintenant nous
souffrons la perte de Dieu ; avant nous y pensions seulement.
Toutes les âmes ne souffrent pas
d’une égale façon. D’autant plus pernicieusement et d’autant plus
systématiquement quelqu’un a péché, d’autant plus gravement pèse sur
lui la perte de Dieu et d’autant plus la suffoque la créature dont
elle a abusé.
Les catholiques damnés souffrent
plus que ceux des autres religions parce que, le plus souvent, ils
ont reçu et méprisé plus de grâces et de lumières.
Celui qui savait plus, souffre plus
durement que celui qui savait moins. Ceux qui tombent par malice
pâtissent plus cruellement que ceux qui tombent par faiblesse. Mais
personne ne souffre plus que ce qu’il a mérité. Oh ! si du moins,
cela n’était pas vrai ! J’aurais ainsi une raison de haïr !
Tu me disais un jour que personne ne
va en enfer sans le savoir. Cela aurait été révélé à une sainte.
Moi, j’en riais, mais ensuite, je me retranchai derrière cette
déclaration : "
De cette façon, en cas de nécessité, me disais-je secrètement,
j’aurais toujours la possibilité de faire volte-face.
"
Cette pensée est juste. Vraiment,
avant ma fin subite, je ne connus pas l’enfer comme il est. Aucun
mortel, ne le connaît. Mais j’en avais la pleine conscience. "
Si tu meurs, tu vas dans le monde de l’Au-delà tout droit comme une
flèche contre Dieu. Tu en porteras les conséquences.
"
Je n’en changeai pas pour autant
parce qu’enracinée par la force de l’habitude, comme je te l’ai dit
déjà, j’étais poussée, entraîné par elle. Plus les hommes
vieillissent, plus ils aiment leurs habitudes... Ma mort vint ainsi
!
Il y a une semaine, je parle selon
que vous comptez ; en regard à la douleur, je pourrais dire très
bien que je brûle en enfer déjà depuis dix ans. Il y a une semaine
donc mon mari et moi, nous faisions pendant ce dimanche une
promenade, la dernière.
Le jour pointait radieux. Je me
sentais bien autant que jamais. Un sinistre sentiment de bonheur
m’envahit qui serpentait en moi durant toute la journée.
Quand voici qu’à J’improviste,
pendant le retour, mon mari fut ébloui par une auto qui venait à
toute allure. Il perdit le contrôle. "
Jésus me sortit des lèvres comme un frisson ; non comme une prière,
mais comme un cri. " Une douleur déchirante m’opprimait toute.
Et, en regard de celle d’à présent, c’était une bagatelle. Puis, je
perdis les sens.
Il est étrange que pendant cette
même matinée, il m’était venu encore à l’esprit, d’une façon
inexplicable, cette pensée : "
Tu pourrais encore une fois aller à la messe.
"
Elle retentissait en moi comme une imploration.
Nettement et résolument mon "
non "
trancha le fil de mes pensées. "
Avec toutes ces choses il faut en finir. Que j’en endosse toutes les
conséquences ! "
"
Maintenant je les porte. "
Ce qui advint après ma mort, tu le
sais déjà. Le sort de mon mari, celui de ma mère, ce qui arriva de
mon cadavre et le déroulement de mes funérailles je les ai connus
dans leur détail par le moyen des connaissances naturelles que nous
avons ici.
Ce qui arrive sur la terre, nous le
savon seulement d’une façon assez vague. Mais ce qui nous touche de
plus près, en quelque façon, nous le connaissons. Ainsi, je vois
maintenant ou tu séjournes (16).
Moi-même, au moment de ma mort, je
me réveillai soudainement du brouillard. Je me vis comme inondée
d’une lumière éblouissante.
J’étais au lieu même où gisait mon
cadavre. Il arriva comme il arrive au théâtre lorsque, d’un coup,
s’éteignent les lumières pour ne plus laisser voir que la scène. Le
rideau se divise avec grand bruit et s’ouvre sur une scène
inattendue, horriblement lumineuse, la scène de ma vie.
Comme dans un miroir, mon âme se
montra à elle-même : les grâces méprisées, depuis ma jeunesse
jusqu’au dernier "
non " en
face de Dieu.
Je me sentis comme un assassin,
auquel, durant le procès judiciaire, on vient apporter sa victime
inanimée. Me repentir ? Jamais !
(17).
En avoir honte ? Jamais !
Pourtant, je ne pouvais non plus
résister sous les yeux de Dieu que j’avais rejeté. Une me restait
qu’une chose : la fuite.
Comme Caïn s’enfuit du cadavre de
son frère Abel, ainsi mon âme fut poussée dehors, loin de cette vue
d’horreur. Ce fut le jugement particulier : L’invisible Juge disait
:
"
Éloigne-toi de moi ! "
Alors mon âme, comme une ombre,
enduite de soufre, se précipita dans l’éternel tourment !
(18).
Ainsi se terminait la lettre de
l’enfer. Les dernières paroles étaient presque illisibles, tant
elles étaient déformées. La lettre même, quant à elle, se réduisit
en cendres entre mes mains.
Alors, après l’âpre accent de ces
lignes que j’avais cru lire, résonna doucement un bruit venant de la
campagne.
Je me réveillai en sursaut. J’étais
encore au lit dans ma chambre. Par la fenêtre la lumière matinale
pénétrait, tandis que de la paroisse arrivait le son de l’Angélus.
Je ne réalisais pas encore ce qui
m’était advenu, mais jamais je ne ressentis un tel réconfort de
l’Angélique Salutation. Lentement, je récitai les trois Ave Maria.
"
Pour toi, me fut-il fortement inspiré, il faut te tenir attachée à
la Mère Bénie du Seigneur : tu dois honorer filialement Marie si tu
ne veux pas subir le sort d’une âme qui ne verra jamais Dieu.
"
Encore tremblante après cette
terrible nuit, je me levai, m’habillai en hâte et couru en bas par
l’escalier dans la chapelle de la maison.
Le coeur me battait jusque sous la
gorge. Les quelques hôtes agenouillés près de moi me regardèrent ;
mais peut être pouvaient-ils penser que j’étais excitée pour avoir
ainsi descendu l’escalier en courant.
Une brave dame de Budapest, plutôt
âgée, éprouvée par la souffrance, grêle comme un enfant, myope, mais
expérimentée dans les choses spirituelles et fervente dans le
service du Seigneur, durant l’après-midi, dans le jardin me dit en
souriant : "
Mademoiselle, Jésus, ne veut pas être servi avec si grand
empressement ! "
Mais ensuite elle s’aperçut que quelque chose d’autre m’avait agitée
et m’agitait encore. Me calmant elle ajouta : "
Ne vous troublez pas. "
Connaissez-vous la strophe de Sainte
Thérèse ?
Ne vous troublez pas,
Ne vous effrayez pas,
Tout passe,
Dieu seul ne change pas,
La patience arrive à tout,
A qui possède Dieu,
Rien ne manque,
Dieu seul suffit.
Pendant qu’elle me disait doucement
ces paroles lentement et sans vouloir instruire, il me parut qu’elle
lisait dans mon âme : " Dieu,
seul suffit. "
Oui, Lui seul doit me suffire,
ici-bas et Là-Haut. Je ne veux pas aller en enfer. Je veux le
posséder un jour, quelque sacrifice qu’il puisse m’en coûter.
Notes du traducteur M. M.
Chausfoin
Nous venons de lire cette
manifestation d’une âme condamnée à l’enfer. Quelle peine affreuse I
Comment un Dieu qui est la Bonté, la Puissance, la Sagesse même
peut-il admettre de pareilles douleurs... définitivement.., pour un
grand nombre de ses créatures ?
L’esprit en reste confondu. Comment
expliquer un tel mystère ?
Il nous faut, pour cela, chercher à
prendre une vive conscience de quelques idées fondamentales.
- Une vive conscience, tout d’abord,
de notre état de créature devant Dieu, notre Créateur. Il "
EST " Lui
seul. Il est la Plénitude de l’Être ; infiniment, éternellement.
En dehors de Lui, rien.
Tout ce que nous avons d’être, de
pensée et d’amour, tout vient de Lui. Alors, en vérité, que pèsent
nos Idées à côté des siennes !
Cherchons près d’elles la lumière.
- Pourquoi Dieu nous a-t-il tiré du
néant ? Afin que nous L’aimions, nous dit Jésus, et L’aimant, nous
faire participer à son incommensurable et Ineffable vie divine pour
les siècles sans fin.
Voilà le but de la création : le
ciel.
Mais pour le conquérir il faut aimer
Dieu en vérité et pour L’aimer en vérité il faut L’aimer librement.
Voilà pourquoi Dieu nous a fait libres. Libres de nous donner ou de
nous refuser. Et ce choix, ce vouloir de chaque instant, peu à peu,
nous forme "
être d’amour ",
à la ressemblance divine, ou
"
être de haine "
en opposition avec Lui.
Qui sommes-nous ?
Que devenons-nous ?
Tout est là.
Chacun de nos actes précise peu à
peu notre « devenir ; ou nous nous éloignons, ou nous nous
rapprochons de Celui qui est l’AMOUR même ; et c’est cela qui est
critère et jugement de ce que nous sommes en vérité.
Au ciel, en raison même de la
lumière éblouissante qui nous environnera, nous ne pourrons qu’aimer
l’Amour,
mais ici-bas, au milieu de la demi
obscurité dans laquelle nous nous trouvons par rapport à Lui, notre
être profond peut s’exprimer en toute liberté.
Tendons-nous à nous opposer à Dieu
et à le haïr ? C’est la duplicité, l’égoïsme, l’orgueil, la
violence, l’inconstance qui sont au fond de notre coeur.
Tendons-nous, au contraire, à Lui
ressembler et à L’aimer ? C’est l’humilité, la patience, la douceur,
la fidélité, la vertu sous toutes ses formes, la charité surtout qui
forment le fond de notre être.
Et lorsque les demi ténèbres de
cette terre auront cessé pour faire place à l’évidence de la pleine
lumière ; alors, l’être que nous serons, se fixera de lui-même à sa
place.
Peut-être avons-nous encore de la
difficulté à admettre que le ciel suppose l’enfer ? Considérons donc
que cette difficulté n’existe qu’au niveau infime de notre pensée.
Celui qui nous a fait, nous demande de L’adorer dans la confiance et
l’amour.
- Lui-même, d’ailleurs, dès ici-bas,
nous rend témoignage du sien et de quelle façon ! Voyons plutôt les
douleurs de Notre Seigneur en face du péché. Plus que tout le reste,
cela nous rendra sensible la grandeur de l’offense et par conséquent
de son châtiment.
Si son amour pour nous, Lui qui est
Dieu, a voulu en venir à une telle extrémité de faiblesse,
d’humiliation et de souffrance, que ne fera-t-il pas lorsqu’il
s’exprimera dans sa Toute-Puissance infinie ?
Bienheureux mille fois ceux qui
l’auront aimé ici-bas !