Extrait de " Petite vie de Marie-Julie Jahenny "
Il existe, au sujet des saints, une notion
populaire, idée préconçue qui les cristallise dans certaines
attitudes, en fait dès l’abord, des êtres de perfection, des êtres
merveilleux, peu semblables au reste des mortels : à la réalité. Les
saints ne sont pas nés, et ne meurent pas dans l’attitude d’un
vitrail d’Église, où l’artiste a saisi le geste de la prière ou de
la contemplation. Rien n’est plus décourageant que cette fausse
conception des choses ! Les saints sont avant tout très humains.
Nous vivons souvent près d’eux sans les voir. Ils ont soin, du
reste, de passer si possible inaperçus, de cacher les grâces de
choix dont ils sont l’objet.
Tel était le foyer de Nazareth. Il n’attirait pas
autrement les regards. Mais là, mieux qu’ailleurs, on faisait avec
amour la volonté du Père qui est dans les Cieux ! On vivait de Sa
Présence. Le repos de la nuit succédait au pénible labeur du jour
dans l’apparente monotonie habituelle.
Mais dans l’intérieur de ces âmes, quelle beauté,
quelle richesse ! Le silence de Nazareth abritait Dieu Lui-Même !
Ainsi en est-il pour les Saints : Là où Dieu les
a placés, sous Son divin regard, ils accomplissent leur tâche,
amoureusement, humblement. Mieux encore, ils ont comme nous leurs
luttes, leurs difficultés, leurs penchants au mal, conséquence de la
faute d’origine, mais ! - et c’est là leur mérite - ils sont
courageux, résolus, comme le bûcheron qui prend sa hache pour ouvrir
la clairière par où entrera le soleil ; ils savent trancher, couper,
sacrifier, aller de l’avant. Une seule chose leur importe : Posséder
Dieu.
" Ce serait une erreur de croire,
écrit l’Abbé David, qu’il en a coûté à
Marie-Julie moins qu’aux autres, pour être humble, patiente et
détachée de tout. La vertu s’est formée et fortifiée en elle au
milieu de toutes sortes de luttes. Il y a moins pour Dieu, dit-il
encore, dans les faits extraordinaires, dans les révélations
sublimes, que dans l’anéantissement où cette âme si favorisée se
tient devant son divin Maître, dans son humilité, dans son regret
amer des moindres négligences, dans son ardeur à demander la
souffrance en expiation. "
Dès l’âge le plus tendre, ses pensées sont du
Ciel ! Dans le cadre de la vie familiale, elle n’est cependant pas
différente des autres, mais son âme et irrésistiblement attirée vers
Jésus Crucifié ! Délicate, chétive, douée d’une âme ardente, en
gardant les troupeaux, elle médite et elle prie. Pour elle, la
nature est à l’unisson de son âme. Elle voit Dieu partout, et déjà
elle écoute le langage des fleurs qui lui parlent du Créateur.
Placée, elle sert ses maîtres de son mieux car,
pour elle, c’est encore servir Dieu. Elle reste unie à Jésus, mais
ne néglige jamais son devoir. Elle joint l’action à la prière : "
Ora et Labora " Ouvrière à Blain, elle part au lever du jour ;
l’Église l’attire, un feu intérieur la consume déjà...
C’est auprès de deux vieilles filles que
Marie-Julie fait son apprentissage de couturière. " Elles
avaient, racontait-elle à son amie (Mlle Imbert-Gourbeyre),
grand peur des voleurs. Il fallait tous les soirs passer le balai
sous les lits, pour voir si il n’y avait pas d’homme caché. " Ce
souvenir, après tant d’années passées faisait encore sourire
Marie-Julie.
Elle s’occupait chez elle, à la couture, au
repassage, au ménage, s’intéressant à tout ce qui concernait les
siens. Elle les aimait, elle rayonnait la paix, malade, on craint de
la perdre, on pleure, le village tout entier s’afflige.
La voici dans la cellule, sur un lit de douleur,
victime volontaire ; elle vit de la souffrance qui l’unit à Jésus...
Bien des années ont passé. C’est par une sombre
après-midi de novembre, le ciel est gris, l’atmosphère chargée
d’humidité ; peu de lumière pénètre par la porte ouverte de la
pauvre demeure où, dans la cuisine, pièce unique, la famille fait
cercle autour du feu. La mère est là, la quenouille entre les mains,
elle file ; le père, courbé en deux, les pieds appuyés sur la grande
pierre carrée du foyer, semble porter sur ses épaules le poids des
ans et des lourds travaux. Il réfléchit, le silence règne : Le
paysan est peu communicatif ; quand il parle, c’est à bon escient.
Le vieux père, il a compris l’honneur que lui faisait le Bon Dieu :
Il a accepté sa Croix !
Sur sa tête est une sorte de toque blanche. On
dirait, à le voir, un vétéran de la grande armée. Son fils Charles
est là aussi... et en face de la porte d’entrée, le lit où est
couchée Angèle, soeur de Marie-Julie.
Des visiteuses, quatre pauvres filles sont
entrées. Elles attendent leur tour, car il y a déjà quelqu’un dans
la cellule... Elles sont admises enfin. Marie-Julie leur dit : "
Bonjour mes petites soeurs. "
L’une d’elles l’ayant embrassée, Marie-Julie prend une petite
fiole d’eau bénite : " Tenez, dit-elle, mes petites soeurs, c’est
toujours par là qu'il faut commencer !... " Elle leur présente
le bénitier et fait le signe de la Croix. Les pauvres filles
pleurent : " Pleurez donc pas, reprend Marie-Julie, maïe quand je
pleure, je suis malade, ma petite soeur Angèle, voilà quatorze ans
qu’elle est malade, ma petite soeur Angèle, mais elle est bien
patiente. "
C’est de cette soeur que furent dites ces paroles
de Notre-Seigneur à Marie-Julie en extase, la dernière année de sa
vie. " Souviens-toi que Je garde intact dans la terre le corps
d’une soeur. " C’est d’elle que Marie-Julie nous disait : "
Quand elle est morte, Jésus est venu la chercher. Sa couronne était
prête, une couronne magnifique qui tenait toute la largeur de la
porte de ma chambre, et je me disais : " Quand Charles viendra me
porter du lait, comment fera-t-il pour passer ? elle était faite de
pierres précieuses de toutes les couleurs, enfin, elle a disparu. "
" Mes bonnes petites soeurs, dit encore
Marie-Julie aux humbles visiteuses, mais dont l’âme était bien
précieuse au Seigneur, n'avez-vous point des jours où que vous
priez particulièrement, mes bonnes petites soeurs ? Je vous dis ça,
parce que je m’unirai à vous, je prierai en union avec vous, maïe je
prie pour toutes les petites orphelines, tous les pauvres délaissés,
mes bonnes petites soeurs, demain, à 5 heures du matin, à la Messe
au Gâvre, je m’unirai à vous. "
Ces personnes devaient en effet passer la nuit au
Gâvre chez les demoiselles Marchand, amies de Marie-Julie.
" Nous, nous dormons, avait dit un prêtre aux
humbles visiteuses : Marie-Julie ne dort pas, elle prie ; les siens
dorment, mais elle, elle ne dort pas, elle souffre ; c’est une âme
qui est entre Dieu et les pécheurs. "
Les flots de la contradiction ont passé.
Marie-Julie semble tout ignorer. Après l’ère des persécutions, le
silence s’est fait, la tempête apaisée, beaucoup croient Marie-Julie
morte. Les années ont passé sans rien changer à la vie de souffrance
et d’immolation de la chère victime. La Fraudais est un lieu
solitaire. Rares sont les privilégiés qui en connaissent encore le
chemin.
Le cadre est resté le même, mais peu à peu, le
vide s’est fait à la chaumière, le père, Angèle, la mère ont été
tour à tour rappelés à Dieu. Charles n’est plus lui qui faisait le
service et assurait le pain quotidien. Marie-Julie s’est demandé un
instant comment elle pourrait suffire à tout, et vivre sa vie de
souffrance. Quelques-uns des vieux amis ont assuré des secours. Puis
comme elle l’avait dit longtemps auparavant à Mr. Marie (qui en
prévint le bon Dr. Imbert), elle peut se lever pour vaquer aux
occupations de la vie ordinaire.
A part l’entretien du lieu, où règne avec la plus
grande pauvreté, la propreté la plus méticuleuse, ces soins se
réduisent à peu... Le fond de la nourriture à cette époque est une
soupe à l’eau et au sel nommée dans la région soupe à la pie. C’est
la propreté du lieu qui nous a tant frappées, lors de notre première
visite, sur le sol durci de la cuisine, on n’aurait pas pu trouver
un grain de poussière.
" Elle est extraordinaire, Marie-Julie "
nous disait une âme d’élite. C’était encore l’époque où on la
trouvait seule. Je devais arriver à Blain par un train matinal, mais
un déraillement en cours de route m’avait obligée à passer dans une
salle d’attente une partie de la nuit. Je risquais bien de n’être
pas à La Fraudais, à l’heure voulue, je pus tout de même prendre un
train de marchandises, et à ma grande joie, arriver ainsi d’assez
bonne heure à Blain. J’allai droit à l’hôtel sans dire mot de mon
aventure, et je montais à La Fraudais à temps pour l’extase. J’y
étais seule, et ensuite, Marie-Julie m’invita à passer avec elle
l’après-midi, dans le pré, derrière la maison : bien douces, bien
précieuses, étaient ces heures toutes imprégnées des joies de la
vision céleste, tandis que de cette âme toute fondue en amour,
l’amour divin semblait découler en nos âmes. Mais quelle ne fût pas
ma surprise et mon étonnement quand Marie-Julie, qui n’avait vu
personne autre que moi ce matin-là, me dit à brûle-pourpoint :
" Vous devez être bien fatiguée, ma soeur,
après la nuit terrible que vous avez passée... et cette attente dans
la gare... et ce voyage dans un train si mauvais ? "
Interloquée, je restai bouche bée, puis, enfin :
" Mais, Marie-Julie ! Comment le savez-vous ? "
" Oh ! répondit-elle un peu confuse de
s’être ainsi livrée,
c’est l’ange gardien, ma petite soeur, c’est l’ange gardien mais
ce n’est pas toujours, ma petite soeur, ce n’est pas toujours. "
La porte de la chaumière était donc tout de même
restée ouverte, et les âmes avaient retrouvé le chemin de l’humble
hameau. Marie-Julie est maintenant telle que nous l’avons connue
dans la dernière période de sa vie, où il avait été dit qu’on
reviendrait plus nombreux. Cependant on n’assistait plus au chemin
de Croix. Mgr Le Fer de La Motte lui ayant, nous l’avons vu, demandé
ce sacrifice pour le diocèse. Elle tenait à y être fidèle.
C’est l’époque où l’extase est plus
particulièrement pour les âmes qui sont là, où Jésus et Marie
daignent leur parler, par celle que le Seigneur nomme : " Son
Tamis. " C’est-à-dire l’instrument par où passe Sa parole.
Quand, pour la première fois, Marie-Julie entendit ce mot "
Tamis,
répéta-t-elle, je ne sais pas ce que c’est, mon Jésus ! "
" Ça ne fait rien, fut la réponse, continue
quand même, tes amis le comprennent. "
Quand, après l’extase, Marie-Julie demanda à ses
amis l’explication de ce mot, de la cuisine, on lui porte un tamis :
" Ah ! dit- elle, je suis Son Couloué ! Son pauvre Couloué ! "
Ainsi, elle se croyait peu de chose, et se comptait pour rien.
On trouvait du reste à La Fraudais ce qu’on
venait y chercher, une visite pour s’informer de sa santé, pour
l’intéresser à quelque détail. Marie-Julie répondait aimablement,
elle ne forçait pas la porte des âmes. Mais quand on allait chercher
un peu de lumière, un peu de pâture divine, la réponse ne se faisait
pas attendre.
Elle entrait immédiatement dans le cadre de sa
mission, et l’on sentait bien que Dieu Seul inspirait de telles
réponses, et des paroles qui laissaient l’âme pénétrée d’un subtil
bonheur, sécurité, certitude que nulle part, on ne trouve ici-bas.
Dans un corps de souffrance, l’âme de Marie-Julie était un petit
ciel !
Chère Marie-Julie ! C’était tout de même un peu
effarant que de vivre avec elle. " Les saints vivent deux fois,
en ce monde, dit Louis Veuillot, ils ont l’existence ordinaire, mais
ils en ont une seconde qui est l’image de l’éternité. Ils sont nés
dès le corps à la vie surnaturelle, les barrières de l’au-delà sont
en partie tombées pour eux. "
Quoi de plus ordinaire que cette petite femme qui
allait au bûcher tranquillement chercher du bois à l’heure
habituelle, et qui dans la chaumière, appuyée sur son bâton,
marchait en trébuchant, sur ses pieds douloureux, qui prenait sa
soupe, ou ce qu’on lui servait, s’intéressait à tout ce qu’on lui
disait, souriait de la plus simple chose, mais qui ne plaisantait
pas quand il s’agissait de Dieu, du devoir, et qui, tout à coup,
sans transition apparente, franchissait la distance du visible à
l’invisible, décrivait le Ciel, nous parlait de Jésus, de Sa Très
Sainte Mère, du Père Lui-Même, comme de personnes familières, avec
qui l’on vient de converser.
Si on consultait les amis, on pourrait à l’infini
multiplier les citations. Un trait ou deux en ce qui nous concerne
" J’ai fait un beau rêve, dit-elle un
jour,
j’ai fait un beau rêve : c’était la nuit, j’ai vu - et elle
se recueillit - à la Messe, à la Consécration, le Père Céleste
descendre, accompagner Jésus, jusque dans l’Hostie ! "
L’âme qui vit en Dieu ne peut supporter le
moindre soupçon du péché.
" Hier, nous dit-elle encore, j'ai
offensé Jésus. "
Comment cela ?
" J’étais fâchée contre Bas-Blanc (son chien)
qui avait fait mal au chat, je l’ai frappé avec mon bâton. "
Je riais à la pensée de cette petite scène
amusante, lorsque je fus arrêtée net, par le regard sévère, peiné
surtout, de Marie-Julie !
" Mais, ma petite soeur, se mettre en colère,
c’est un péché, et le péché fait de la peine à Jésus. "
Le rire s’était figé sur mes lèvres. Mais de
suite, avec un prompt retour à la sérénité habituelle : " J’ai
dit un acte de contrition, dit-elle, et un acte de contrition efface
tout ! "
Sévère pour elle, elle était toute indulgence
pour les autres. Ne l’avons-nous pas expérimenté alors que troublées
nous-mêmes lui ayant dit notre émoi, elle ne trouvait pour nous
reprendre que ces mots dont la douceur résonne encore à nos oreilles
: " Ma petite soeur ! ma petite soeur ! "
Le son de cette voix douce et rassurante, nous ne
l’entendrons plus, nous ne verrons plus le fin sourire éclairer le
visage si expressif, où se lisait la paix, la bonté,
l’intelligence... tout cela nous l’avons perdu.
" Sûrement, Marie-Julie, lui disions-nous
un jour pour l’éprouver, le Bon Jésus vous prendra au Ciel. Il ne
vous laissera pas à la porte du Paradis. "
" Oh ! dit-elle, si je n’allais pas en
Paradis, elle frémit légèrement, après tout ce que je souffrissons !
"
Elle avait ce jour-là, en relief très accusé sous
le poignet gauche un bourrelet de chair en forme de clou octogonal,
de la grandeur environ d’une pièce de cinq francs, et dont la tête
faisait saillie au centre. Nous désirions bien voir cette
manifestation stigmatique dont la souffrance avait peut-être bien
été le prix d’une âme. Je pris l’excuse de boutonner à nouveau le
poignet de la manche tandis que Marie-Julie tirait sur l’étoffe,
s’efforçant de tout cacher, disant :
" Comme ceci, ma petite soeur, comme ceci. "
Un simple tableau encore dans les tous derniers
temps de sa vie, Marie-Julie est assise non loin du foyer, dans la
cuisine, tassée, brisée physiquement, mais vaillante toujours et
très vivante par l’esprit et l’intelligence.
" Il y a trop de pécheurs, dit-elle, tout
à coup, et il y avait de la tristesse dans la voix. J’a pourtant
fait tout ce que j'a pu... mais. il y en a trop ! il y en a trop ! "
Comme l’avocat qui sait sa cause perdue, elle
avait fait feu de tous ses moyens, elle n’avait pas épargné sa
peine... mais, elle était débordée. Cet humble, aveu au terme d’une
vie d’immolation avait quelque chose de sublime !
Chère Marie-Julie, qui semblait ignorer la grande
voie lumineuse qu’ouvrait aux âmes son chemin du Calvaire. Que
n’avons-nous pu photographier, ou fixer sur la toile certaines
attitudes, même dans le geste le plus familier ! Il y avait en elle
à la fois tant de simplicité et tant de dignité. Son attitude dans
la douleur, le jour, par exemple, où elle dût subir les assauts de
l’entourage et où, vêtue de noir, affinée encore par la souffrance,
très pâle, crucifiée en son coeur, elle répondit seulement
" Je préférerais être dans mon tombeau ! "
" Le démon me laisse ben tranquille maintenant
",
nous dit-elle un jour, sur la fin de sa vie. Il revint pourtant,
surtout après le 2 février 1940 où Marie-Julie s’était offerte une
fois de plus à rester encore pour les pécheurs.
Elle sauvait les âmes ! Elle ne mourrait donc
jamais, cette petite femme qui lui arrachait sa proie ! Aussi
l’esprit du mal voulut-il tenter un dernier assaut : des bruits
insolites sont entendus tout d’abord dans la chaumière. " N’ayez
pas peur, ma petite soeur, dit Marie-Julie à sa garde, il ne
vous fera pas de mal ! "
C’est la nuit, Satan est là, dans la cellule,
près de celle qu’il voudrait bien anéantir. Il ne peut la toucher !
Mais, il la fixe de son regard d’enfer. La garde entend Marie-Julie
gémir... puis s’écrier avec angoisse " Je ne puis soutenir ce
regard " satan avait disparu.
Remarquant un jour sur le cher visage des traces
de blessure :
" Vous êtes tombée, Marie-Julie ? "
" Oui, je sais pas comment, je crois ben que
c’est le démon qui m’a poussée. "
" Le démon ! Justement, j’ai là de l’eau
bénite prise à l’église ce matin. "
" Oh ! Mettez-en partout ! Commencez là "
et elle me montrait la cellule.
" C’est Dieu, dit-elle ensuite, qui vous a
donné cette pensée de l’eau bénite. "
Comme je faisais alors de nouveau allusion aux
cicatrices de sa chute récente sur la joue gauche :
" C’est la marque du martyre " dit-elle.